samedi 24 mars 2007

Portrait d’Urban Decay

Urban Decay est né en plein centre de la ville, il est né au centre de Paris, de Londres, de Berlin, de New York, de Los Angeles, de Mexico, de Moscou.
Urban Decay n’a jamais posé le pied sur la terre nue, toujours sur l’asphalte, le bitume, le béton qui couvrent le sol des villes. Il n’a jamais enlacé un arbre, il n’a jamais cueilli une fleur, il n’a jamais froissé un brin d’herbe entre ses doigts.
Urban Decay a vingt ans, cinquante ans, trente ans, mille ans. Ses cheveux sont verts, jaunes, bleus, il n’a pas de cheveux. Il a les yeux de toutes les couleurs qui reflètent les images de la ville, les immeubles qui tombent en ruine, les voitures qui passent sous la pluie, les trottoirs défoncés. Il connaît tous ceux que la ville a aspirés dans son grand maëlstrom, il les a rencontrés un jour ou l’autre, il leur a offert un verre, il leur a fauché leur portefeuille. Urban Decay est un poète, il connaît toutes les chansons qui parlent du malheur d’être. Il connaît tous les mots qui parlent du malheur d’aimer.
Il nous regarde sans sympathie, avec la plus totale indifférence. Que des êtres humains passent devant lui ou un chariot de nettoyage, cela lui est parfaitement égal. Comment ? Quelle était la question ? Vous voulez savoir comment est habillé Urban Decay ? Il est en noir bien sûr, noir sur noir, il porte du cuir, du coton synthétique, de la soie artificielle crachée par des machines asthmatiques. Les jours impairs, il porte un chapeau. Des lunettes de soleil, jour et nuit.

Urban Decay renie les zoneurs de la République, de la Démocratie, et des autres territoires occupés. Il ressent que sa joie n’est pas de ce monde bas de plafond et gratte-cielisé plein d’espaces transparents. Il écrit dans sa tête, sans outil scripteur, des poèmes qu’il marmonne dès qu’un autre s’approche. Il mâche les mots, les réduit en bouillie et les avale dans un grand précipice brouhahagantesque. Il les entasse dans d’affreux conteneurs usagés. Il les stocke dans un vieil entrepôt dégarni le long du quai provisoire. Puis il les brûle et se voit sur d’autres routes bitumées lézardées et mal entretenues pendant que des curieux s’interrogent sur ces mots qui crient leur douleur. Déjà la pluie tombe et tous les ont oubliés. Tous sauf Urban Decay qui se maudit de devoir ouvrir les entrailles des mots pour en connaître les secrets. Il explore ces vestiges et se promène en eux. Il soulève quelques lettres et s’adosse au coin des ruelles qu’elles éclairent. Il se cogne à l’envergure abîmée des plus profonds d’entre eux. Il y pénètre en regardant à deux fois. L’endroit grouille de rationalismes aux yeux injectés de sang pur. Il les écarte d’un coup de manche bien tannée. L’envers lui saute dessus. Il se débat avec lui-même dans de grands mouvements incompréhensibles. Des morceaux de lettres lui entrent dans la bouche. Il veut les recracher contre un mur porteur de valeurs en ruine mais ils s’agglutinent dans son œsophage et au contact de sa salive se solidifient. Ses pensées s’évertuent à briser ce socle déjà volumineux. Il est emporté en avant et tombe dans un vacarme interminable qui transperce ses tympans. Il gît la gorge déployée. Des passants n’osent même pas lui jeter un regard. Lorsque la pluie a cessé, il sent l’oxygène revenir et se force à se redresser sur les genoux. Il regarde le ciel éclairci et entame à son tour une pluie diluvienne de mots qu’il lance aussi loin qu’il le peut. Il les voit entrouvrir des ghettos, il les entend être repris en chœur, il les devine enfin libres.
Alors Urban Decay trace sa route et fuit ce bonheur insupportable.





(à suivre)





auteurs : Fuligineuse, Desman

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