vendredi 2 mars 2007

Félicien Barbotin

(1923-1997)

« Roi de la procrastination, j’espère, sans y croire, que le lendemain sera plus long que le jour même ou à tout hasard, que la veille. Mon expérience me gifle chaque jour, mais je persiste puisque ce n’est pas parce que ce n’est pas arrivé que cela n’arrivera jamais. Et même s’il n’y a pas un début à tout, comme on a l’habitude de dire, mais un début à tout ce qui existe ou qui a existé, bien malin qui pourra me prouver que mon espérance est infondée et mon existence inexorable. »


dans Les cahiers de l'horloge assoiffée, 2007, Éditions du Pic Épeiche

Fils de Constant Barbotin (instituteur comme son père) et de Clarisse Escargotin (femme de ménage comme sa mère), cet homme ordinaire est connu grâce à la tenue quotidienne de son journal intime que sa fille aînée, Pauline, vient de publier pour fêter les dix ans de sa mort sous le titre Les cahiers de l'horloge assoiffée. Il s'agit bien de festivité puisque Pauline et sa sœur Claude comprirent enfin à la lecture du journal intime de Félicien que sa vie débordait d'une jovialité inexprimée, retenue derrière son visage qui lui servait de masque triste et indifférent aux autres. Elles comprirent le burlesque de situations qu'elles ont vécues de façon plate et silencieuse. Leur père était un peintre qui transformait des temps médiocres en de guillerettes pensées multicolores.

La seule vanité de Félicien Barbotin était de se savoir original malgré les apparences, et d'en jouer. Il passa une vie tranquille à de rares exceptions près. Fonctionnaire incapable de passer le moindre concours afin de devenir chef, il stagna professionnellement jusqu'à sa retraite d'instituteur. Aucun de ses anciens élèves ne se souvient de lui. Aucun de ses collègues non plus. Il était si effacé et voulait si peu déranger que lorsqu'il heurtait du pied un blouson tombé auparavant d'un portemanteau, il le remettait par terre tel qu'il était avant son passage. Ainsi fut sa vie. Aussi il est étonnant qu'il ait réussi à chambouler l'ordre du monde en se mariant et en ayant deux filles.

On n'aurait pas pu imaginer un logement plus banal que celui de Félicien Barbotin. Petit trois pièces au troisième étage d'un immeuble ordinaire d'une commune de banlieue ni cossue, ni sordide, moyenne. C'était comme s'il avait cherché pour l'aménager et le meubler les éléments statistiquement les plus courants dans la population française de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il suivait les modes de son mieux avec un certain sarcasme vis-à-vis de lui-même. Il se forçait même, pour rester dans la norme, à envier ses voisins de palier et les nouveautés qu'ils étalaient au grand jour. Parfois il frisait l'insolence intérieure au point de jouer à celui qui se vantait. Il en jubilait. Pas plus de trois fois par jour.

Il désirait plus que tout rester tranquille avec pour seul souci de demeurer un être quelconque. Jamais il n'essaya de partager cet état d'esprit, peut-être réservé aux solitaires contents de l'être. Il ne cherchait pas le bonheur comme tant de malheureux, juste l'extase personnelle et incommunicable. Ses envolées lyriques étaient intérieures. C'est à peine s'il se dévoile sur son carnet. Il y parle surtout de ses actes quelconques d'où surgissent quelques rares fois des pépites intenses qui nous permettent d'entrapercevoir son véritable monde extravagant et tonitruant. Il est parvenu à sublimer des instants, des heures, une vie de banalités. Il en extrayait un miel excellent dont il était le seul à savoir en apprécier la réelle qualité. Ce qui nous aurait semblé ennuyeux était revitalisé par son regard. Il portait en lui un exhausseur de goût naturel.

Pour tester sa capacité à sortir du quotidien il avait su s’inventer subrepticement des troubles imaginaires le temps d’un week-end ou d’une semaine de vacances, comme la prosopagnosie ou l’amnésie antérograde. Le comique de la situation lui procurait d’immenses bonheurs. Puis il reprenait sa vie en faisant comme s’il avait oublié ses récentes perturbations. Ce n’était pas qu’il se moquait de sa femme ou de ses filles, juste de lui-même tel qu’il se percevait. À ces moments d’une intensité saugrenue, il ajoutait un intérêt débordant, attentionné et plein de délicatesse qui leur prouvait que même malade leur mari et père gardait un lien familial indéfectible hors de toute intelligibilité.

Fidèle à certains travailleurs qu'il avait côtoyés, Félicien Barbotin ne prépara pas son entrée à la vie dite inactive. Il se plaignait aux voisins de tourner en rond dans on appartement et de ne pas savoir quoi faire, alors qu'il jouissait en son for intérieur d'une plus-value précieuse. Plus il jouait à tourner en rond dans son appartement, plus il entrait dans ses pensées constructives et légères. Il adorait pénétrer dans les interstices du quotidien le plus banal.

Il est mort le 11 février 1997 d'une profonde et irréelle baisse de tension. Il ne pouvait aller contre sa nature imitatrice. Après avoir hésité entre son appartement et l'hôpital, il mourut dans son propre lit. Il voulait donner l'image d'un homme qui avait à la fin su retrouver une certaine fierté, histoire de faire une pirouette à sa vie d'apparence inutile.

Auteur : Desman

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