lundi 26 mars 2007

Portrait d’Urban Decay (version 1.2)

Urban Decay est né en plein centre de la ville, il est né au centre de Paris, de Londres, de Berlin, de New York, de Los Angeles, de Mexico, de Moscou.

Urban Decay n’a jamais posé le pied sur la terre nue, toujours sur l’asphalte, le bitume, le béton qui couvrent le sol des villes. Il n’a jamais enlacé un arbre, il n’a jamais cueilli une fleur, il n’a jamais froissé un brin d’herbe entre ses doigts.

Urban Decay a vingt ans, cinquante ans, trente ans, mille ans. Ses cheveux sont verts, jaunes, bleus, il n’a pas de cheveux. Il a les yeux de toutes les couleurs qui reflètent les images de la ville, les immeubles qui tombent en ruine, les voitures qui passent sous la pluie, les trottoirs défoncés. Il connaît tous ceux que la ville a aspirés dans son grand maëlstrom, il les a rencontrés un jour ou l’autre, il leur a offert un verre, il leur a fauché leur portefeuille. Urban Decay est un poète, il connaît toutes les chansons qui parlent du malheur d’être. Il connaît tous les mots qui parlent du malheur d’aimer.

Il nous regarde sans sympathie, avec la plus totale indifférence. Que des êtres humains passent devant lui ou un chariot de nettoyage, cela lui est parfaitement égal. Comment ? Quelle était la question ? Vous voulez savoir comment est habillé Urban Decay ? Il est en noir bien sûr, noir sur noir, il porte du cuir, du coton synthétique, de la soie artificielle crachée par des machines asthmatiques. Les jours impairs, il porte un chapeau. Des lunettes de soleil, jour et nuit.



Urban Decay renie les zoneurs de la République, de la Démocratie, et des autres territoires occupés. Il ressent que sa joie n’est pas de ce monde bas de plafond et gratte-cielisé plein d’espaces transparents. Il écrit dans sa tête, sans outil scripteur, des poèmes qu’il marmonne dès qu’un autre s’approche. Il mâche les mots, les réduit en bouillie et les avale dans un grand précipice brouhahagantesque. Il les entasse dans d’affreux conteneurs usagés. Il les stocke dans un vieil entrepôt dégarni le long du quai provisoire. Puis il les brûle et se voit sur d’autres routes bitumées lézardées et mal entretenues pendant que des curieux s’interrogent sur ces mots qui crient leur douleur. Déjà la pluie tombe et tous les ont oubliés. Tous sauf Urban Decay qui se maudit de devoir ouvrir les entrailles des mots pour en connaître les secrets. Il explore ces vestiges et se promène en eux. Il soulève quelques lettres et s’adosse au coin des ruelles qu’elles éclairent. Il se cogne à l’envergure abîmée des plus profonds d’entre eux. Il y pénètre en regardant à deux fois. L’endroit grouille de rationalismes aux yeux injectés de sang pur. Il les écarte d’un coup de manche bien tannée. L’envers lui saute dessus. Il se débat avec lui-même dans de grands mouvements incompréhensibles. Des morceaux de lettres lui entrent dans la bouche. Il veut les recracher contre un mur porteur de valeurs en ruine mais ils s’agglutinent dans son œsophage et au contact de sa salive se solidifient. Ses pensées s’évertuent à briser ce socle déjà volumineux. Il est emporté en avant et tombe dans un vacarme interminable qui transperce ses tympans. Il gît la gorge déployée. Des passants n’osent même pas lui jeter un regard. Lorsque la pluie a cessé, il sent l’oxygène revenir et se force à se redresser sur les genoux. Il regarde le ciel éclairci et entame à son tour une pluie diluvienne de mots qu’il lance aussi loin qu’il le peut. Il les voit entrouvrir des ghettos, il les entend être repris en chœur, il les devine enfin libres.

Alors Urban Decay trace sa route et fuit ce bonheur insupportable.



Hier Urban Decay a rencontré un frère poéthique, efficace et concis dans la vie comme dans son style qui s’est suicidé de bonne humeur.

Pour rejoindre une ville autre, Urban Decay avance les pieds sur les autoroutes des mots creux qu’on lit à toute vitesse. À la nuit tombée, il guette et chasse à la ligne le moindre mot inconnu qui traverse devant lui d’un seul jet. Il place surtout des pièges à verbes qu’il relève au premier rayon de sommeil. Des semaines durant il progresse et emmagasine ces spécimens qui n’avaient jamais rencontrés d’humains avant lui. Il n’a pas honte de les compresser, indomptés, dans ses poches pleines. Il n’a qu’une envie, retourner sur les grands axes des mégalopoles qui mènent à leur plus forte concentration. Il y fleurit de minuscules impasses insalubres où la vie moisit et vide son trop-plein de philosophie rythmique. Subtile utilité. Ce qui lui importe réside dans le bon état de ses chaussures, alors que l’essentiel ne se résume pas. L’essentiel se déploie, l'essentiel se vocifère, l'essentiel s’invite, l'essentiel ne ménage pas. Urban Decay lâche ses mots sur le premier venu qui s’en prend plein la tête. Son écriture orale de proximité écœure les passants aux phrases inertes mille fois entendues regorgeant de mots qui tombent en lambeaux, usés jusqu’aux os. La moelle en dégouline à chaque propos et descend jusqu’à l’arrêt complet. Desséchés ils n’ont plus la force de se revivifier auprès des sauvages beautés qui s’enfuient des poches d’Urban Decay. Ces derniers, étourdis, inspectent les lieux dans un délire intense. Ils s’accaparent de nouveaux territoires, de nouveaux objets, de nouveaux gestes et les défendront au péril de leur survie.
Indifférent à ces prochains carnages, Urban Decay s’endort sous un banc.



Sans prothèse postmortem comme une religion, sans assurance-vie comme une espérance en un au-delà, Urban Decay vit au présent et a peu d’amis. Urban Decay ne s’ennuie jamais… lorsqu’il est seul. Il se lit dans sa tête. Les mots, il sait les manipuler comme les pièces d’un jeu échec par un maître de circonférence. Il poème, il romane, il nouvelle, il chansonne, il improvise avec trente-sept phrases d’avance. Il conte parfois. Urban Decay commence les contes de son invention par la fin, quand les princesses et les princes se marient et ont beaucoup d’enfants, histoire de raconter ce que c’est que de se marier et d’avoir beaucoup d’enfants. Il recrée des ouïes dire, ajoute quelques observations bien méritées. Fini le temps du rêve, il faut savoir tenir son rang, se plier au lois du royaume, se protéger des frondes, vieillir et voir mourir. Les comptes de faits d’Urban Decay sont réalistes et sans pitié. Leurs personnages rêvent d’avoir le temps de lire des histoires magnifiques où ils pourraient se sentir chez eux, performants et bienheureux, dans un calme profond et riche en sentiments sincères. S’ils savaient, ils lorgneraient sur les informations qui circulent dans les neurones d’Urban Decay qui vibre au moindre impact d’un mot éclatant près de lui. Il amplifie les secousses et répercute les sensations. Que personne ne profite de son pouvoir l’indiffère. Il ne veut pas être donné, ni en pâture, ni en exemple aux générations présentes et futures. Il fronce sa liberté et, les mains dans les poches de sa veste noire, il regarde son reflet dans ses lunettes noires et s’offre un sandwich qu'il paye avec une pièce de deux heures trouvée dans la rue. Par terre, à la vue de tous. Incroyable ce que les gens sont négligents !



Aucun doute, Urban Decay est un as du recyclage. Il fait tout avec n'importe quoi et je ne sais quoi avec presque rien. Avec lui, les engrenages du réel se mettent à mouliner les fictions désarticulées qui gisent dans les corbeilles du théâtre moderne. Il leur dessine une paire d'oreilles et vogue la galère. Lorsqu’il regarde derrière lui et voit son passé boiteux zigzaguer, (les jours impairs) Urban Decay (enfonce son chapeau sur ses yeux et) se jette par terre dans le but de trouver quelques morceaux de phrases victimes d’imposture. Il conte sans cédille, doit emprunter des apostrophes par principe auprès des apparatchiks d’appartement vivant en désunion libre, vend à la criée des prophéties auto-réalisatrices, lance des porte-plumes assoiffés sur des murs privatisés. Les soirs de première expérience il trouve des verbes passés à l’acte suivant dans les poubelles des psychologues des mots abandonnés. Parfois des jongleurs intempestifs, des cracheurs de feutres, des involontaires surnuméraires arrachent page après page les feuilles d’automne de vieux dictionnaires académiques neufs. Il s’abandonne aux trésors de ces désordres misés sur des tables de poker. Il se passionne d’en trouver d’autres plus incongrus à l’humeur grognonne. Et même si ses poches se vident il sait que les esprits creux ne se rempliront pas. Qu’importe ! Urban Decay jouera encore sa vie ailleurs, là où les trous n’ont pas de bords, là où le gravât lui ouvre de nouveaux territoires à se désapproprier, là où le béton s’arme d’impatience, là où le bitume fume et colle aux chaussures. Urban Decay porte sa voix au loin en lui, de l’autre côté de ses yeux sans complaisance.




(à suivre)



auteurs : Fuligineuse, Desman

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